mardi 7 décembre 2010

"est"



« Viens donc ; je vais énoncer – et toi, prête l’oreille à ma parole et garde-la bien en toi – quelles sont les voies de recherche, les seules que l’on puisse concevoir.

La première énonçant : « est », et aussi : il n’est pas possible de ne pas être, est chemin de persuasion, car la persuasion accompagne la vérité.
L’autre voie énonçant : « n’est pas », et aussi : il est nécessaire de ne pas être, celle-là, je te le fais comprendre, est un sentier dont rien ne peut apprendre.
En effet, le non-être, tu ne saurais ni le connaître – car il n’est pas accessible – ni le faire comprendre ». 
Poème de Parménide, De la Nature, Fragment II.



Ce fragment n'est pas ordinaire. On peut le considérer comme étant au commencement du premier discours de la philosophie occidentale, datant de la fin du VIème siècle ou du début du Vème siècle avant notre ère (il y a donc plus de 2 500 ans), à la fois par son objet (c'est le premier texte ontologique ou portant sur l'être) et par la manière dont celui-ci est présenté et défendu (par une argumentation suivant des règles et des principes logiques comme celui de non contradiction et du tiers exclu).
Ce fragment est extraordinaire, aussi par une anomalie grammaticale présente dans son texte. La traduction choisie (de Denis O'Brien et Jean Frère) nous la laisse voir.

La première (voie) énonçant : "est". 

 Le verbe conjugué ne comporte ni sujet (il ne peut y avoir d’ellipse c’est une première formulation) ni complément. Certains choisissent un emploi impersonnel pour le traduire : « il est », « il y a », ou « c’est », en perdant la simplicité et la force de l’expression. Mais surtout en oubliant que par la suite la formulation fera l’objet d’un développement ce que ne saurait faire un emploi impersonnel. ("Il pleut" est une formulation correct mais non "la pluie pleut"). « Esti » trouvera en effet un usage normal dans une fonction existentiel « l’être est » (Fr.6.1), puis copulative « il est impérissable» (Fr.8.1). Le participe fera aussi son apparition comme sujet en apposition, dans un emploi copulatif et/ou existentiel pour finalement se transformer en substantif « l’étant » (Fr.8.32) tout comme l’infinitif.
Nous sommes donc bien en face d'une anomalie grammaticale.

Que faire avec cette anomalie ? Quel sens lui donner ? (That is the question).

Une question que peu se posent et à laquelle personne ne répond. Il existe pourtant une solution simple : L'anomalie grammaticale montre que l'être parménidien échappe au discours. 
Et pourquoi échappe-t-il au discours ? Parce que l'être n'est pas quelque chose de déterminé, et qu'il ne saurait être un objet de conscience puisqu'il s'identifie avec elle ou avec le penser (noein).
"Un même est à la fois penser et être." Fragment 2 (trad. Barbara Cassin).
Car l'être parménidien est à la fois un et unique, il est absolument simple (non composé) et il n'y a rien en dehors de lui. (Voir fragment 8).
Autrement dit, la première thèse philosophique de notre histoire occidentale est une thèse non dualiste.
On pourra objecter que la déesse vient de dire concevable la voie de l'être, mais elle en fait de même pour la voie du non être qu'elle déclare juste après hors du champs du savoir, inconnaissable et incompréhensible. Dans les deux cas la contradiction est apparente. Ce qui est concevable c'est l'approche que l'on a de ces deux termes, ce ne sont pas les termes eux-même.

L’autre voie énonçant : « n’est pas ».

Une seconde anomalie grammaticale est déposée dans le texte. "N'est pas" échappe au discours mais pour une raison inverse, "n'est pas" n'a pas assez d'être pour être dit alors que "est" en a trop.
Nous avons donc un innéfable par excès et un autre par défaut.


"Est" est en quelque sorte l'équivalent du "Je" (dans la tradition de l'advaita vedanta). Ce "Je" (ou "Je, je") est aussi une anomalie grammaticale, ce n'est pas un sujet propositionnel, mais un sujet pur, hors de toute relation, tout comme le "est" est un acte pur (sans sujet ni objet). Les deux pointent dans la même direction, tout en montrant les limites du langage incapable de dire (de définir ou de caractériser) ce qui est montré.

Source et suite de l'interprétation : Le faiseur d'arc-en-ciel (notes de lecture des fragments de Parménide, 2006).  


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