mercredi 24 avril 2013

Eurêka

MAJ de la page : Edgar Allan Poe




Commençons donc tout de suite par le mot le plus simple, l’Infini. Le mot infini, comme les mots Dieu, esprit et quelques autres expressions, dont les équivalents existent dans toutes les langues, est, non pas l’expression d’une idée, mais l’expression d’un effort vers une idée. Il représente une tentative possible vers une conception impossible. L’homme avait besoin d’un terme pour marquer la direction de cet effort, le nuage derrière lequel est situé, à jamais invisible, l’objet de cet effort. Un mot enfin était nécessaire, au moyen duquel un être humain pût se mettre tout d’abord en rapport avec un autre être humain et avec une certaine tendance de l’intelligence humaine. De cette nécessité est résulté le mot Infini, qui ne représente ainsi que la pensée d’une pensée.

Relativement à cet infini dont nous nous occupons actuellement, l’infini de l’espace, nous avons entendu dire souvent que « si l’esprit admettait cette idée, acquiesçait à cette idée, la voulait concevoir, c’était surtout à cause de la difficulté encore plus grande qui s’oppose à la conception d’une limite quelconque. » Mais ceci est simplement une de ces phrases par lesquelles les penseurs, même profonds, prennent plaisir, depuis un temps immémorial, à se tromper eux-mêmes. C’est dans le mot difficulté que se cache l’argutie. L’esprit, nous dit-on, accepte l’idée d’un espace illimité à cause de la difficulté plus grande qu’il trouve à concevoir celle d’un espace limité. Or, si la proposition était posée loyalement, l’absurdité en deviendrait immédiatement évidente. Pour parler net, dans le cas en question, il n’y a pas simplement difficulté. L’assertion proposée, si elle était présentée sous des termes conformes à l’intention, et sans sophistiquerie, serait exprimée ainsi : « L’esprit admet l’idée d’un espace illimité à cause de l’impossibilité plus grande de concevoir celle d’un espace limité. »

On voit au premier coup d’œil qu’il n’est pas ici question d’établir un parallèle entre deux crédibilités, entre deux arguments, sur la validité respective desquels la raison est appelée à décider ; il s’agit de deux conceptions, directement contradictoires, toutes deux d’une impossibilité avouée, dont l’une, nous dit-on, peut cependant être acceptée par l’intelligence, en raison de la plus grande impossibilité qui empêche d’accepter la seconde. L’alternative n’est pas entre deux difficultés ; on suppose simplement que nous choisissons entre deux impossibilités. Or, la première admet des degrés ; mais la seconde n’en admet aucun ; c’est justement le cas suggéré par l’auteur de l’impertinente épître que nous avons citée. Une tâche est plus ou moins difficile ; mais elle ne peut être que possible ou impossible ; il n’y a pas de milieu. Il serait peut-être plus difficile de renverser la chaîne des Andes qu’une fourmilière ; mais il est tout aussi impossible d’anéantir la matière de l’une que la matière de l’autre. Un homme peut sauter dix pieds moins difficilement que vingt : mais il tombe sous le sens que pour lui l’impossibilité de sauter jusqu’à la Lune n’est pas moindre que de sauter jusqu’à l’étoile du Chien.

Puisque tout ceci est irréfutable, puisque le choix permis à l’esprit ne peut avoir lieu qu’entre deux conceptions impossibles, puisqu’une impossibilité ne peut pas être plus grande qu’une autre, et ne peut conséquemment lui être préférée, les philosophes qui non-seulement affirment, en se basant sur le raisonnement précité, l’idée humaine de l’infini, mais aussi, en se basant sur cette idée hypothétique, l’Infini lui-même, s’engagent évidemment à prouver qu’une chose impossible devient possible quand on peut montrer qu’une autre chose, elle aussi, est impossible. Ceci, dira-t-on, est un non-sens ; peut-être bien ; je crois vraiment que c’est un parfait non-sens, mais je n’ai nullement la prétention de le réclamer comme étant de mon fait. (33-36) (...)

Comme point de départ, adoptons donc la Divinité. Relativement à cette Divinité, considérée en elle-même, celui-là seul n’est pas un imbécile, celui-là seul n’est pas un impie, qui n’affirme absolument rien. « Nous ne connaissons rien, dit le baron de Bielfeld, nous ne connaissons rien de la nature ou de l’essence de Dieu ; — pour savoir ce qu’il est, il faut être Dieu même. »
« Il faut être Dieu même ! » Malgré cette phrase effrayante, vibrant encore dans mon oreille, j’ose toutefois demander si notre ignorance actuelle de la Divinité est une ignorance à laquelle l’âme est éternellement condamnée. (44-45)

Extrait de Eurêka, Essai sur l'univers matériel et spirituel (1848), Ed. Le Castor Astral, 1993. (Ouvrage épuisé).
Commande sur Amazon : Poe : Oeuvres en prose (La Pléiade)
En ligne : wikisource (trad. Baudelaire)
Etude :
René Dubois, Edgar A. Poe à la lumière du Bouddhisme mahayana (thèse de doctorat, université de la réunion, 1995), Ed. Messene, 1997. (Ouvrage épuisé)
En ligne : tel.archives-ouvertes (PDF)

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