lundi 21 mars 2016

ISDS (Investor-State Dispute Settlement) ou les transnationales contre la démocratie


Trois article de Adriana Homolova, Eva Schram, Frank Mulder (et traduit par Bastamag) sur l'ISDS (Investor-State Dispute Settlement), le pouvoir pour les transnationales de condamner des Etats au mépris de la démocratie et qui verra prendre son essor avec le TAFTA.

1. Plongez dans la guerre invisible que les multinationales livrent aux États
2. Quand les Etats, même démocratiques, doivent payer de gigantesques amendes aux actionnaires des multinationales
3. Ce petit milieu d’avocats d’affaires qui gagne des millions grâce aux traités de libre-échange

Les critiques du TAFTA, le traité de commerce en discussion entre l’Union européenne et les États-Unis, ont pour cible prioritaire les mécanismes de résolution des litiges État-investisseurs, ou ISDS (pour Investor-State Dispute Settlement, en anglais). Il s’agit d’un mécanisme grâce auquel les investisseurs peuvent poursuivre un État s’ils estiment avoir été traités de manière inéquitable. Selon ces critiques, les multinationales se voient ainsi donner le pouvoir sans précédent d’échapper aux lois, à travers une sorte de système de justice privatisée contre lequel aucun appel n’est possible.

En réalité, l’ISDS n’est pas un phénomène si nouveau. Les plaintes ne sont pas simplement déposées contre nous, pays européens ; au contraire, c’est plus souvent de nous qu’elles proviennent. En 2014, pas mois de 52 % de toutes les plaintes connues avaient pour origine l’Europe occidentale.

Le nombre total de cas est impossible à connaître. Les données sont difficiles à obtenir. C’est pourquoi des journalistes de De Groene Amsterdammer et Oneworld ont entrepris quatre mois de recherches, avec le soutien d’EU Journalism Grants.

Ce travail a notamment débouché sur une cartographie interactive unique en son genre de tous les cas d’ISDS, dont beaucoup n’ont jamais été cités dans la presse. Cartographie qui inclut, autant que possible, le nom des arbitres, les plaintes, les suites et, dans de nombreux cas, le résumé des différends. Pour la présente enquête, nous avons interrogé de nombreux arbitres, des avocats, des investisseurs, des chercheurs et des fonctionnaires, y compris des représentants de pays qui se sentent dupés par l’ISDS, comme le Venezuela, l’Afrique du Sud ou l’Indonésie.


Plongez dans la guerre invisible que les multinationales livrent aux États
Par Adriana Homolova, Eva Schram, Frank Mulder, le 15 mars 2016 - Bastamag (trad.)


Nul besoin d’envoyer canonnières ou porte-avions pour intimider un Etat qui menacerait les intérêts des puissantes compagnies occidentales. Il existe un discret mécanisme pour régler les litiges entre États et investisseurs : l’ « ISDS », pour Investor-State Dispute Settlement, intégré dans tous les traités commerciaux, dont celui en négociation entre l’Europe et les Etats-Unis (Tafta). Selon ses détracteurs, les multinationales bénéficient ainsi d’un pouvoir sans précédent pour échapper aux lois. En partenariat avec des journalistes néerlandais, Basta ! publie en exclusivité une enquête en cinq épisodes sur cette guerre invisible. Ce premier volet vous emmène de Caracas à Amsterdam dans les coulisses d’une bataille aux enjeux gigantesques.

Caracas, la capitale du Venezuela, baigne dans une chaleur tropicale. Nous sommes en 2006. Bernard Mommer est assis à son bureau, dans un énorme immeuble disgracieux de couleur gris-noir au centre de la ville, occupé à éplucher son courrier. En tant que vice-ministre du Pétrole, il est en contact régulier avec les 41 entreprises pétrolières étrangères actives dans le pays. Le secteur est entré dans une période de turbulences, depuis que le gouvernement d’Hugo Chavez a décidé de se réserver une proportion plus importante des revenus du pétrole, qui s’écoule du pays par milliards de barils.

Mommer ouvre une lettre insolite qui lui a été transférée par son patron, le ministre du Pétrole. « Nous acceptons votre offre d’arbitrage, dit-elle, sur la base du traité d’investissement néerlandais avec le Venezuela ». Expéditeur : la firme pétrolière italienne Eni. « Qu’est-ce que j’ai bien pu faire ? » se demande Mommer. Le vice-ministre sait que l’arbitrage signifie que deux entreprises, en désaccord sur un sujet, soumettent leur litige à un jury commercial, qu’elles désignent elles-mêmes, pour juger laquelle des deux a raison selon les termes du contrat qui les lie. Mais Mommer n’a alors conclu de transaction avec personne, un ministère n’étant pas, après tout, la même chose qu’une entreprise. Et qu’est-ce-que les Pays-Bas ont à voir avec l’affaire ?

En se plongeant dans les archives, Mommer fait des découvertes troublantes.

Premio, un précédent gouvernement, a signé, sans trop de publicité, un traité d’investissement avec les Pays-Bas qui prévoit la possibilité, pour tous les investisseurs néerlandais qui auraient l’impression de ne pas avoir été traités de manière équitable par leur pays hôte, de convoquer le Venezuela devant un jury d’arbitrage. Une procédure qui s’inscrit dans le cadre de la Banque mondiale. Les arbitres peuvent imposer une amende au Venezuela, sans aucune possibilité de faire appel de leur décision.
Secundo, la firme pétrolière italienne Eni a récemment rattaché ses activités au Venezuela à une filiale enregistrée aux Pays-Bas, ce qui l’a transformée ipso facto en investisseur néerlandais. Mommer doit se préparer à des temps difficiles...

L’État, un « brigand en chapeau haut-de-forme » ?

« L’État peut se conduire comme un “brigand en chapeau haut-de-forme”. » Gerard Meijer, avocat spécialisé dans le droit de l’investissement, est assis à une terrasse dans le quartier d’affaires d’Amsterdam, en face de son bureau au sein de NautaDutilh, l’un des plus grands cabinets juridiques d’Europe. « L’expression est ancienne, précise-t-il. Mais, honnêtement, elle comporte toujours un élément de vérité. Peut-être certaines personnes se désoleront qu’un pays se voit imposer une telle amende. Les contribuables paient la facture. Mais ils oublient qu’auparavant leur gouvernement s’est enrichi illégitimement avec la même somme. »

Meijer a une barbe taillée selon la dernière mode, qui lui donne un charisme juvénile malgré sa cinquantaine. En tant que président de l’Association néerlandaise de l’arbitrage, il défend son secteur d’activité avec détermination. Il croit vraiment en ce qu’il fait. Imaginez, dit-il, que vous soyez un investisseur dans un pays en développement. Vous avez misé tout votre argent dans un projet – par exemple un puits de pétrole au Venezuela ou un atelier textile en Égypte. « Si vous vous retrouvez en litige avec ce pays, vers qui allez-vous vous tourner ? Vers le juge du coin ? Pensez-vous que vous auriez une seule chance ? »

Heureusement, il y a l’arbitrage. « Il est situé quelque part entre une médiation et un véritable tribunal. Si les deux parties sont d’accord, elles choisissent chacune un arbitre, et ces deux arbitres en choisissent un troisième. Leur verdict est contraignant. » C’est équitable et cela fonctionne bien. En tant qu’investisseur, vous êtes sûr que votre propriété sera au moins respectée lorsque vous placerez votre argent quelque part. « C’est une sorte de juridiction indépendante, avec des juges qui n’ont pas de relations de loyauté avec leur gouvernement. C’est un aspect très important. Après tout, il y a beaucoup de républiques bananières dans le monde. »

De plus en plus d’arbitrages entre États et investisseurs

Le monde de Mommer et de Meijer est inconnu de la plupart des gens. L’arbitrage fait parfois soudainement la une des journaux, notamment en relation avec le traité commercial transatlantique TAFTA (Trans-Atlantic Free Trade Agreement). En réalité, l’arbitrage existe depuis des années. Nous avons recensé 624 cas connus, à la fin 2014, d’investisseurs qui avaient poursuivi des États sur la base d’un traité. Mais il y en a probablement eu bien davantage.

Le nombre de cas ne cesse de croître : en 2000, on en comptait quinze ; nous sommes aujourd’hui à environ 60 cas par an. Le montant réclamé par les investisseurs connaît lui aussi une augmentation fulgurante. Ce sont des litiges toujours plus importants qui doivent être tranchés au moyen de ce mécanisme de règlement des différends, que l’on appelle l’ISDS (Investor-state dispute settlement). Plus de la moitié d’entre eux sont soumis au tribunal commercial de la Banque mondiale, le Cirdi (Centre international de règlement des différends liés à l’investissement), qui a ses propres règles et ses propres arbitres.

Les données que nous avons rassemblées montrent que les Pays-Bas sont devenus le pays d’origine du plus grand nombre de procédures ISDS. Pas moins de 16 % des cas soumis au cours de l’année 2014 l’ont été par des firmes néerlandaises. « Néerlandais » est toutefois un terme relatif dans ce contexte. L’analyse détaillée de ces investisseurs montre que plus des deux tiers sont des filiales fantômes, n’existant que sous la forme de boîtes à lettres. Seulement une sur six est véritablement néerlandaise.

L’Équateur condamné à verser 1,1 milliard de dollars à un groupe pétrolier

Les pays qui ont été le plus fréquemment poursuivis sont les pays en développement et émergents, ainsi que les pays riches en ressources naturelles comme le Canada. L’Europe de l’Est occupe depuis quelques années une place de plus en plus importante dans ce classement.

Notre analyse montre aussi qu’un groupe remarquablement restreint d’avocats « vedettes » occidentaux domine le monde de l’arbitrage lié à l’investissement. Au moins l’un des quinze principaux arbitres au niveau mondial est impliqué dans 63 % des panels dont nous avons pu identifier les membres. Dans 22 % des panels, ce « top 15 » fournit même deux arbitres sur trois, suffisamment pour emporter la décision. Ce sont tous des hommes blancs – exception faite de deux femmes blanches. Ils sont souvent liés à des firmes juridiques qui profitent de l’expansion de ce marché. Les sommes en jeu sont conséquentes : une procédure d’ISDS coûte en moyenne huit millions de dollars.

Pour ses détracteurs, le système est injuste. Il y a quelques mois, l’Équateur s’est vu imposer une amende de 1,1 milliard de dollars suite à une plainte d’Occidental Petroleum, qui dénonçait son expropriation. L’amende est équivalente à plus de 3 % du budget total du pays pour 2016. Les défenseurs de l’ISDS objectent que c’est un moyen de trouver des solutions apolitiques à des litiges. Les juges et les politiciens n’ont plus à s’en mêler. Plus besoin d’envoyer des navires de guerre, comme la France et l’Angleterre l’ont fait en 1902 suite à un différend avec le Venezuela. De nos jours, l’envoi d’une lettre à Caracas suffit – une invitation à se rendre à Washington, au siège de la Banque mondiale, pour une audience.

Des firmes qui deviennent soudainement « néerlandaises »

Retour au Venezuela. Le premier courrier n’a pas entraîné de problème insurmontable pour Bernard Mommer, le vice-ministre du Pétrole. L’entreprise Eni était prête à retirer sa plainte contre quelques centaines de millions de dollars et une nouvelle concession. Mais il allait bientôt recevoir deux lettres similaires, adressées cette fois par deux compagnies pétrolières américaines, ConocoPhillips et Mobil. Celles-ci ne voulaient pas entendre parler de règlement à l’amiable. Et elles réclamaient 42 milliards de dollars ! Et, comme par hasard, ces deux géants texans étaient récemment devenus, aux aussi, des firmes « néerlandaises ».

À la base, Mommer est un mathématicien allemand, arrivé au sein de la compagnie pétrolière publique du Venezuela PvdSA en raison de sa familiarité avec les contrats pétroliers, avant de devenir vice-ministre en 2005. Il a ensuite occupé, à Vienne, le poste de gouverneur de l’Opep, pour le Venezuela. Il est désormais à la retraite. Mais il lui reste une responsabilité : son implication dans les procédures d’arbitrage. « C’est moi qui étais responsable de ces contrats, nous a-t-il expliqué au cours d’un long entretien. Je suis donc le témoin principal pour toutes les plaintes contre le Venezuela dans le domaine pétrolier. »

A l’époque du président Chavez, le gouvernement, qui souhaitait se réserver une proportion plus importante des profits générés par le pétrole, a décidé en 2006 de renégocier toutes les concessions. Le Venezuela voulait la moitié des parts de tous les projets ; l’impôt sur les revenus pétroliers a été augmenté, et une nouvelle taxe sur les royalties a été introduite. Mommer était le principal négociateur pour le compte du gouvernement.

Rembourser les profits avant même qu’ils soient réalisés

Lorsque vous expropriez un projet, il faut payer. Mommer le savait bien : « Nous ne l’avons jamais contesté. Nous avons trouvé un accord avec 39 des 41 entreprises, y compris Eni. Mais pas avec Mobil, qui a depuis fusionné avec Exxon. Ni avec ConocoPhillips. Ces firmes étaient engagées dans une stratégie de long terme visant à réduire progressivement leur contribution fiscale à zéro. Ce à quoi nous avons fait obstacle. Lorsqu’elles ont refusé de négocier, nous les avons expropriées. » Les deux firmes répondirent en déposant une série de plaintes auprès du Cirdi et de la Chambre de commerce internationale, à Paris. Avec pour exigence le remboursement de tous les profits qu’elles avaient manqués.

L’enjeu est énorme. Le cours du pétrole était à l’époque au beau milieu d’une hausse historique, passant de 40 dollars le baril en 2004 à un pic à 150 dollars en 2008. Le Venezuela souhaite dédommager les entreprises sur la base du prix qui était celui du pétrole au moment des négociations. Mais au cas où l’expropriation serait jugée illégitime, les deux géants pétroliers estiment qu’ils devraient être remboursés sur la base du cours de 2008. La différence se chiffre en milliards de dollars.

« Ces entreprises en avaient assez du Venezuela, depuis longtemps déjà, explique Juan Carlos Boue, chercheur vénézuélien basé à l’Institut de l’énergie d’Oxford. Mais elles ont décidé de rentrer chez elles avec autant d’argent que possible. C’est particulièrement le cas pour ExxonMobil. Ces entreprises veulent faire savoir au monde entier qu’elles disposent de ressources illimitées pour s’engager dans des contentieux juridiques, afin de décourager les gouvernements qui voudraient les défier. »

* * *

Suite (Episode 2) :

Quand les Etats, même démocratiques, doivent payer de gigantesques amendes aux actionnaires des multinationales
Par Adriana Homolova, Eva Schram, Frank Mulder, le 16 mars 2016 - Bastamag (trad.)


Le système d’arbitrage pour régler les conflits entre une entreprise – le plus souvent une multinationale – et un gouvernement a été inventé dans les années 90. Il arbitre les désaccords financiers ou fiscaux comme d’autres institutions arbitrent les conflits frontaliers. A la différence que ce système est privé, opaque, trusté par une poignée de cabinets juridiques et qu’il est impossible de faire appel à la décision, y compris lorsque les amendes s’élèvent à des milliards de dollars. En partenariat avec des journalistes néerlandais, Basta ! publie en exclusivité une enquête en cinq épisodes sur cette guerre invisible entre multinationales et Etats. Ce deuxième volet nous fait remonter aux origines du controversé Investor-State Dispute Settlement, dans le lointain Sri Lanka...

Formant un contraste saisissant avec la lutte acharnée engagée par le Venezuela, le tableau accroché au-dessus de la porte de l’imposant bureau de Brooks Daly est intitulé « Paix ». Y figurent le lion, l’enfant et l’agneau du « livre d’Isaïe », en paix côte à côte. Daly est secrétaire-général adjoint de la Cour permanente d’arbitrage (CPA), sise au Palais de la Paix à La Haye (Pays-Bas). « Ce tribunal a été établi pour prévenir la guerre, explique-t-il. Depuis le début, il y a eu de la place pour toutes les formes de résolution pacifique des conflits, par exemple en cas de litige frontalier. Mais ces dernières années le nombre de cas d’arbitrage a tout à coup explosé. Ils sont souvent trop importants à gérer pour un seul cabinet juridique et, en outre, les gens cherchent un terrain neutre. C’est pourquoi ils se retrouvent ici. »

Le travail de Daly consiste principalement à s’assurer que ces hôtes sont satisfaits, dit-il. « Cela signifie qu’ils accèdent aux informations pertinentes sur les procédures, ou simplement à du bon thé et du bon café. » C’est devenu un travail considérable ces jours ci : pas moins d’une centaine de litiges sont actuellement examinés par le Tribunal. « Il peut s’agir d’affaires opposant des États ou des parties commerciales, mais plus de la moitié d’entre elles relèvent actuellement de l’ISDS (Investor-state dispute settlement, « mécanisme de règlement des différents entre investisseurs et état »), autrement dit d’un arbitrage entre un investisseur et un État dans le cadre d’un traité d’investissement. »

Au début des années 1990, personne n’avait entendu parler de l’ISDS, se souvient Bryant Garth. Ce professeur à la faculté de droit de Southwestern, à Los Angeles, a assisté à son émergence alors qu’il préparait un livre sur le milieu de l’arbitrage, Dealing in Virtue (« Le Commerce de la vertu »), finalement publié en 1997 [1]. À l’origine, l’arbitrage était un moyen de régler les conflits entre États, explique Garth. Il ne fut adopté que lentement par les entreprises. Mais il a gagné en popularité à l’époque de la décolonisation. « L’arbitrage est devenu la norme en matière de contrats et de concessions liant entreprises et anciennes colonies. Sur cette base, tout un système de principes et de doctrines s’est développé. »

Une affaire sri-lankaise ouvre la porte à l’arbitrage lié à l’investissement

Néanmoins, cela restait toujours de l’arbitrage commercial, basé sur des contrats, et non de l’arbitrage lié à l’investissement, basé sur des traités. Jusqu’en 1987. Cette année-là, un investisseur britannique choisit de se tourner vers le Centre international de règlement des différends liés à l’investissement (Cirdi), un tribunal commercial de la Banque mondiale. Durant la guerre civile au Sri Lanka, son élevage de crevettes a été confondu avec une base de la guérilla tamoule, et détruit. Cet Anglais souhaite que son argent soit remboursé par le gouvernement, et en appelle au traité d’investissement entre la Grande-Bretagne et le Sri Lanka. Ce traité stipule que les deux nations doivent traiter leurs investisseurs respectifs de manière équitable.

À l’époque, cette plainte est sans précédent. Normalement, une entreprise ne peut pas en appeler à un traité entre États. Aujourd’hui encore, ce n’est même pas possible dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et encore moins lorsqu’il s’agit de la manière dont ont été menées des opérations armées. Le tribunal décida néanmoins – par un vote de deux contre un – de se déclarer compétent. Un principe juridique totalement nouveau était né, qui valut au Sri Lanka une amende de 610 000 dollars.

En soi, il ne s’agissait pas d’une affaire très importante, mais elle ouvrit la porte à bien d’autres, même si la plupart des cas furent tenus secrets pendant quelques années. Au même moment, selon Garth, fut lancé l’Alena (Accord de libre-échange nord-américain), zone de libre-échange entre les États-Unis, le Mexique et le Canada, qui donna à l’ISDS un élan considérable. « Des individus issus du milieu de l’arbitrage commercial devinrent négociateurs de l’Alena. De sorte qu’ils furent en mesure de transposer les principes commerciaux à une échelle supérieure. Et l’Alena à son tour devint une sorte de modèle pour un grand nombre de pays signant des traités bilatéraux d’investissement. C’est ainsi que cela a été étendu dans le monde entier. »

Tandis que le nombre de traités comportant des clauses ISDS – principalement des traités bilatéraux d’investissement – s’envolait, pour atteindre presque trois mille, la possibilité pour les investisseurs de déposer des plaintes contre des États s’accroissait. Durant toutes les années 1990, seulement 43 procédures furent lancées. Aujourd’hui, il y en a au moins 60 par an.

Une opportunité pour les cabinets juridiques internationaux

Les cabinets juridiques internationaux, souvent d’origine étasunienne mais avec des bureaux jusqu’à Singapour ou en Chine, ont saisi l’opportunité avec enthousiasme. Ils sont devenus les principaux opérateurs d’un système juridique privatisé à l’échelle globale. Ils se rencontrent dans des congrès, enseignent dans les facultés de droit et conseillent les gouvernements sur de nouveaux traités. Ils défendent ou poursuivent des États, et ils fournissent les arbitres qui rendent les verdicts.

Des classements ont été publiés pour distinguer les firmes qui ont ainsi accaparé le plus grand nombre de cas d’arbitrage. Celles-ci exhibent fièrement leur classement sur leurs sites internet. Au sommet se trouvent White & Case et Freshfields Bruckhaus Duringer, avec un portefeuille de cas se chiffrant – sur la base des compensations en jeu – en dizaines de milliards de dollars.

NautaDutilh, l’un des plus grands cabinets juridiques d’Europe, la firme de Gerard Meijer (avocat spécialisé dans le droit de l’investissement, voir l’épisode 1), ne peut pas faire concurrence à cette élite, mais elle s’est illustrée dans une grosse affaire. Il y a quelques années, Meijer a défendu la compagnie d’assurances Eureko dans le cadre d’une procédure contre la Pologne. Le gouvernement avait refusé qu’Eureko prenne une participation majoritaire dans le principal assureur polonais, à laquelle l’entreprise prétendait avoir droit. « Nous demandions neuf milliards de dollars », raconte Meijer. « C’était la valeur du bloc d’actions. Certains ont de la peine pour la Pologne, mais ce n’est pas ainsi qu’il faut voir les choses : ce n’était pas leur argent. » Cette somme de neuf milliards de dollars intégrait les profits anticipés pour quelques années. Le cas fit finalement l’objet d’un règlement à l’amiable pour la somme sans précédent de six milliards d’euros.

Défendre les investisseurs contre des États omnipotents...

Meijer fait valoir qu’il faut bien un moyen pour que les investisseurs puissent se défendre contre l’omnipotence des États. « L’État, avec toutes ses tentacules, est par définition puissant. » Y compris nos propres États démocratiques. Meijer n’aurait aucun scrupule à lancer une procédure d’arbitrage contre les Pays-Bas, son propre pays. « Pour tout vous dire, nous avons conseillé à l’investisseur chinois Ping An de le faire, après la nationalisation d’ABN Amro, mais Ping An n’a pas souhaité donner suite jusqu’à présent. »

« Il est possible de bien gagner sa vie grâce à l’arbitrage, reconnaît Meijer. Cela n’a rien de honteux, c’est un rôle positif. Nous contribuons à soumettre les États tout autour du monde au droit. » L’exemple du Venezuela (lire le premier épisode de l’enquête) montre que cette soumission n’a rien d’aisé. Les affaires d’arbitrage soumises au Cirdi traînent pendant des années. Néanmoins, Exxon n’a pas eu de chance. Formellement, l’entreprise a certes remporté la procédure, mais le jury a estimé que l’expropriation était légale et qu’Exxon ne devait pas recevoir beaucoup plus que ce que le gouvernement vénézuélien lui avait offert : environ un milliard de dollars. « C’est encore trop, mais je suis satisfait », déclare Bernard Mommer, l’ancien vice-ministre du Pétrole du Venezuela (voir l’épisode 1).

L’affaire a ensuite pris une drôle de tournure. Dans le cas de ConocoPhillips, c’est un autre jury qui a le pouvoir de décision, et il a un point de vue différent sur la question. Selon ce second jury, le Venezuela n’a pas agi « de bonne foi » au moment de l’expropriation, de sorte que les arbitres ont jugé que celle-ci était illégale. L’amende n’est pas encore fixée, mais elle pourrait aisément dépasser les vingt milliards de dollars, soit un dixième du PIB du Venezuela. Ce qui en ferait la deuxième plus importante amende de l’histoire pour un arbitrage lié à l’investissement. Pour Mommer, un tel verdict est inimaginable. « Ce reproche n’a jamais été mis en avant par Conoco ! Le jury a introduit l’argument de la “bonne foi” de lui-même, et nous étions dans l’impossibilité d’y répondre. »

Ou un système « fait pour nous gruger » ?

Exxon et Conoco n’ont pas répondu à nos sollicitations. Mais entre-temps, les câbles diplomatiques divulgués par WikiLeaks ont révélé une anecdote croustillante datant de 2008. Le négociateur de Conoco y informe l’ambassadeur des États-Unis à Caracas que les discussions se passent bien et que le Venezuela a fait des propositions correctes. Alors que Conoco a soutenu devant le jury d’arbitrage que c’est le Venezuela qui a bloqué les négociations. Autrement dit, il semble bien que c’est plutôt l’investisseur qui, en l’occurrence, n’a pas agi « de bonne foi ». Mais même après la révélation du câble, les arbitres ont refusé de reconsidérer leur décision. Même eux n’ont pas ce pouvoir, font-ils valoir : le verdict est final et sans appel.

Les arbitres ont tranché – du moins deux d’entre eux. Le troisième, George Abi-Saab, ne partage pas l’opinion de ses pairs. En fait, il écrit même dans son avis – minoritaire – qu’il considère toute la procédure avec horreur. « C’est une comédie d’erreurs juridiques dans le théâtre de l’absurde », dit-il, une « moquerie » pour tout le milieu de l’arbitrage, une « parodie de justice ».

Mommer n’est pas surpris. Pour lui, ce cas n’a rien d’une exception. « Tout le système fonctionne de cette manière. Il a été établi par la Banque mondiale au profit des investisseurs. » En des termes moins diplomatiques : « Il est fait pour nous gruger. »

* * *
Suite (Episode 3) :

Ce petit milieu d’avocats d’affaires qui gagne des millions grâce aux traités de libre-échange
Par Adriana Homolova, Eva Schram, Frank Mulder, le 21 mars 2016 - Bastamag


Notre plongée dans la guerre économique sans merci que les multinationales livrent aux Etats continue. Ce 3ème épisode vous emmène de Bruxelles à New York, en passant par Toronto (Canada), à la découverte du discret et très restreint milieu des avocats d’affaires qui arbitrent les conflits financiers entre grandes entreprises et Etats. Plusieurs de ces « arbitres » sont critiqués pour leur manque d’impartialité et leurs décisions très souvent favorables aux investisseurs privés, infligeant des amendes de plusieurs milliards de dollars à des Etats au budget limité. Les entreprises leur facturent leurs prestations plusieurs millions d’euros...

George Kahale III ne mâche pas ses mots. Son cabinet, Curtis, Mallet-Provost, Colt & Mosle, dont le siège est à New York, est le surprenant numéro un de l’un des classements annuels des premières firmes mondiales d’arbitrage, réalisé par le magazine American Lawyer. La firme est actuellement chargée de pas moins de 24 cas d’arbitrage – aussi bien des arbitrages liés à l’investissement que des arbitrages commerciaux traditionnels – portant sur des montants supérieurs à un milliard de dollars. Mais il y a une différence avec Gerard Meijer (voir l’épisode 1 : Plongez dans la guerre invisible que les multinationales livrent aux États) : cet avocat américain d’origine arabe et ses collègues ont pour principe de ne défendre que des États, qu’il s’agisse de républiques bananières ou non. Même le Venezuela.

Les deux cas pétroliers sont un exemple des dysfonctionnements du système, nous explique Kahale au cours d’un entretien. « Trop d’erreurs sont commises. Bien sûr, un juge amène toujours avec lui ses points de vue personnels dans son travail, mais, à cette échelle, cela devient un sérieux problème. Ce ne sont pas des affaires de quelques millions de dollars. Ce sont des affaires qui se chiffrent en milliards : un milliard, cinq milliards, voire davantage. Sur des sujets d’importance cruciale pour des pays dont le PIB est souvent modeste. Toute erreur a des conséquences incalculables. »

« La proximité des arbitres avec les milieux d’affaires est évidente »

Les erreurs sont presque impossibles à corriger. « On ne peut pas faire appel. » Dans certains cas, il est possible d’adresser par la suite une demande d’annulation à un juge dans le pays où a eu lieu l’arbitrage, mais ce juge ne pourra se pencher que sur l’équité de la procédure. Et pour les affaires portées devant le Centre international de règlement des différends liés à l’investissement (Cirdi), ce n’est même pas possible. Les verdicts ne peuvent être annulés que par un tribunal du Cirdi. Depuis 1987, cela n’est arrivé que quatre fois, de manière partielle. « Il n’y a presque pas de garde-fou, de sorte que les entreprises peuvent facilement se lancer dans des demandes absurdes. »

Il suffit de considérer les verdicts, souligne Kahale. « Dans le cas d’Exxon, le tribunal pense que ce que le Venezuela a fait [l’expropriation d’Exxon, ndlr] est parfaitement légal. Mais dans l’autre tribunal, qui juge le cas de Conoco, deux des trois juges ont une opinion différente. Donc quatre arbitres sur six pensent que le Venezuela avait raison. » Et pourtant le pays se verra infliger une amende de plusieurs milliards. « Comment est-ce possible ? Ce n’est pas un litige quelconque ! »

Pour Kahale, les opinions politiques des arbitres jouent un rôle très important. « D’un point de vue juridique, leurs décisions sont parfois intenables. Et pourtant, il y est fait référence dans d’autres affaires, de sorte qu’émergent de nouveaux principes juridiques. Ce n’est pas forcément anormal pour un champ juridique émergent. Mais d’où viennent en l’occurrence ces principes ? » Réponse : d’un petit groupe d’individus qui se connaissent et se choisissent les uns les autres, qui se rencontrent régulièrement dans d’autres affaires, parfois en tant qu’avocats, parfois en tant que juges. « Leur proximité avec les milieux d’affaires est évidente dans leurs décisions. À l’arrière-plan, il y a l’arbitrage commercial. Leur objectif n’est pas de créer des précédents juridiques, mais de permettre aux parties en présence de retourner à leurs affaires aussi vite que possible. »

« Une petite élite se taille la part du lion des procédures »

Les déclarations de Kahale sur le petit nombre d’individus qui dominent le monde de l’arbitrage sont confirmées par notre propre recherche. Dans 88% des 629 cas étudiés, nous avons été en mesure d’identifier les arbitres. « Lorsque je regarde la liste des noms, je vois les mêmes individus que j’avais interviewés durant mes recherches au cours des années 1990, explique le professeur Bryant Garth (lire l’épisode 2). Ce groupe s’est progressivement étendu mais il reste relativement restreint. Une petite élite se taille la part du lion des procédures. Les nouveaux venus s’adaptent lentement. »

Dans un rapport croustillant en date de 2013 sur les conflits d’intérêts potentiels des arbitres, des organisations critiques de l’ISDS (Investor-State Dispute Settlement, un système d’arbitrage privé pour régler les conflits entre multinationales et États, intégré dans tous les traités commerciaux), comme le Corporate Europe Observatory, parlent de « mafia ». Le plus drôle est que cette métaphore provient à l’origine du livre de Garth. Il y cite un arbitre anonyme qui déclare : « C’est une mafia, car les gens se cooptent mutuellement. Vous choisissez toujours vos amis, les gens que vous connaissez. » L’expression ne se réfère pas tant à leurs mauvaises intentions qu’à la petitesse de leur milieu.

C’est ce qui frappe également dans les conférences auxquelles participent les arbitres, qui exercent aussi comme avocats, et qui se connaissent très bien les uns les autres. « C’est merveilleux, déclarait ainsi un avocat américain, partenaire chez White & Case, lors d’une de ces conférences. Partout je vois des avocats, des clients, des contradicteurs. Tant d’amis réunis ! » Un autre aspect remarquable de ces événements est la manière apolitique, presque technique, dont les gens parlent de l’arbitrage. Que des pays se retrouvent confrontés à des difficultés à cause de l’arbitrage, eh bien… ils ont bien signé, non ? Les règles sont les règles.

« Les gens ne savent pas de quoi ils parlent »

Au septième étage d’un immeuble de bureaux sans charme de Bruxelles – juste au-dessus du cabinet Dechert, qui appartient aux échelons supérieurs de la hiérarchie globale de l’arbitrage – siège une firme qui figure au sommet de tous les classements mondiaux. Elle s’appelle Hanotiau & Van den Berg, et a été fondée par deux arbitres, un Belge et un Néerlandais. Ils appartiennent tous deux au « top 15 » des arbitres les plus puissants au monde. À eux deux, ils siègent dans 9% des panels d’arbitrage consacrés à l’ISDS dont nous avons pu identifier les membres. Pour éviter les conflits d’intérêts, ils n’exercent plus comme avocats, si ce n’est dans quelques cas exceptionnels. Bernard Hanotiau a accepté de répondre à nos questions. « Mais seulement brièvement, car je suis extrêmement occupé. »

Hanotiau, assis à une grande table brillante, écourte la discussion. Il juge visiblement stupide toute critique de l’ISDS. « Les gens ne savent pas de quoi ils parlent. Ils pensent que l’on ne devrait pas être arbitre si l’on n’a pas été nommé comme juge par un État. Mais ce serait absurde. Pensez-vous qu’un juge nommé par son propre État puisse faire preuve d’indépendance dans le cadre d’une procédure dirigée contre cet État ? Non, bien sûr que non. »

En outre, les cas sont trop complexes. « Les arbitres ont souvent un parcours universitaire impressionnant et ils sont très spécialisés, beaucoup plus que des juges ordinaires. Nous avons affaire aux projets les plus importants au monde. Je suis président d’un tribunal appelé à juger un cas relatif au canal de Panama. Il y a une quantité énorme de dossiers, de documents et de témoins. J’ai quarante années d’expérience en tant que professeur de droit international. Sans ce savoir, ce serait impossible. »

« Je dors parfaitement bien. Nous faisons un bon travail. »

Les deux parties peuvent choisir un arbitre, mais cela ne signifie pas que Hanotiau puisse représenter la partie qui l’a choisi – l’investisseur en général. « Non, non, non, non ! Nous appliquons une éthique très rigide. Nous sommes totalement indépendants. De ce point de vue, c’est plus rigoureux qu’un tribunal public. Si je ne respectais pas les règles, je serais mis au ban de la communauté. » Pour Hanotiau, il n’y a rien d’étrange à ce qu’un petit nombre d’arbitres domine les arbitrages au niveau mondial. C’est simplement qu’ils sont les meilleurs. « Cela requiert beaucoup de savoir-faire. Si vous cherchez des spécialistes du cancer du poumon en Belgique, vous vous retrouverez aussi avec un tout petit nombre d’individus. Nous sommes des spécialistes. »

Il assure n’avoir aucune motivation morale. « Je me vois purement comme un arbitre. Je fais seulement mon travail. Je suis un juge, mais je n’ai pas été nommé par l’État. Je suis complètement indépendant. » N’a-t-il jamais d’états d’âme lorsqu’il distribue des amendes considérables à des pays ? Comme le Kazakhstan, auquel il a imposé une amende de 165 millions de dollars. Cela trouble-t-il son sommeil ? « Je dors parfaitement bien. Nous faisons un bon travail. Nous le faisons collectivement à trois : trois juges de trois pays différents, tous très expérimentés. Pourquoi ne dormirais-je pas bien ? Ce n’est jamais agréable d’être condamné. Mais ces pays se sont engagés par leur signature. Ils doivent respecter leurs obligations. »

Une sorte d’assurance tout risque pour les investisseurs

Selon Gus van Harten, la situation est tout de même un petit peu plus compliquée. Van Harten est professeur en droit de l’investissement à la Faculté de droit Osgoode de Toronto (Canada), et ses recherches portent sur la substance des décisions arbitrales : le fond plutôt que la procédure. Il souligne que si le principe de suivre les règles de manière indépendante est difficilement contestable, les règles sont en réalité extraordinairement vagues, et laissent beaucoup d’espace pour des interprétations personnelles.« Mes recherches approfondies sur des centaines de décisions montrent clairement que les arbitres n’optent généralement pas pour des interprétations restrictives. Dans les trois quarts des cas, ils interprètent les règles de manière “expansive”, c’est-à-dire d’une manière qui fait appel à d’autres cas d’arbitrage. » En un mot : ils disent suivre les règles, mais ils sont certainement influencés par leurs opinions politiques.

Par exemple, un des principes importants est l’interdiction des expropriations sans compensation. Ce qui semble suffisamment clair. Mais au fil du temps, il a été décidé que ce principe s’appliquait aussi aux « expropriations indirectes », et à tous les coûts qui résultent de l’introduction de nouvelles mesures ou de nouvelles politiques publiques par les États. Un autre point de contentieux est le droit à un traitement équitable et égal. « Ce principe est devenu célèbre, explique Van Harten. Par le passé, il se référait à l’application d’un standard minimal. Mais, entre-temps, les arbitres en ont étendu la portée jusqu’à ce qu’il ne soit plus reconnaissable. Aujourd’hui, il signifie aussi que les « attentes légitimes » des investisseurs étrangers doivent être respectées. Ce qui peut signifier tout et n’importe quoi. » Au final, selon Van Harten, « dans certains cas les arbitres ont transformé les traités en une sorte d’assurance tout risque pour les investisseurs ».

L’arbitre préféré des investisseurs

Dans ce domaine, un arbitre se distingue en particulier, raconte Van Harten dans son nouveau livre sur les traités d’investissement, Sold Down the Yangtze (« Vendu le long du Yangtze ») [1]. Cet arbitre, Yves Fortier, est Canadien. Il figure régulièrement dans des cas cruciaux d’arbitrage où les règles sont « étendues ». Par exemple dans un cas contre l’Argentine en 2002, dans le cadre duquel il fut jugé qu’un investisseur pouvait initier deux procédures parallèles devant deux juridictions différentes. « Cela a ouvert la porte à une explosion des cas d’ISDS. » Il était aussi impliqué dans une célèbre amende imposée à la Russie. Les anciens actionnaires de Youkos attaquaient la Russie – qui avait démantelé la firme – afin de récupérer leur argent. Mais bien que la Cour européenne des droits de l’homme ait évoqué un montant de 2,5 milliards de dollars, le trio d’arbitres a fini par trancher pour la somme vertigineuse de 50 milliards de dollars, la plus importante amende de tous les temps.

Yves Fortier est un ancien avocat disposant de vastes réseaux. Il a siégé au Conseil de sécurité des Nations unies pour le compte du gouvernement conservateur canadien. Il est membre du Conseil privé, un club de conseillers personnels de la reine Élisabeth II. Et il a été, en outre, administrateur de plusieurs multinationales, comme la compagnie minière Rio Tinto. Fortier occupe la seconde place ex æquo de notre liste des principaux arbitres mondiaux. Il n’y a aucun hasard à ce qu’il soit l’un des arbitres préférés des investisseurs, et que ConocoPhillips l’ait choisi pour sa plainte contre le Venezuela.

Une facture de 2,3 millions de dollars

Il gagne très bien sa vie. Pour le cas Youkos, il a envoyé une facture de 2,3 millions de dollars. Van Harten s’empresse de souligner que cela n’engage en rien son intégrité personnelle. « Mais c’est le même montant que gagne un juge de la Haute Cour canadienne en sept ans. Est-ce que cela donne l’impression d’une juridiction indépendante, sans compromission ? »

Fortier était prêt à nous parler, pourvu qu’il puisse approuver les citations. Mais lorsque, après quelques questions introductives, nous avons prudemment exposé devant lui les critiques adressées à l’ISDS par certains pays, il a coupé court à la conversation. Il nous a conseillé de nous documenter sur l’ISDS – conseil qu’il nous a réitéré par courrier électronique. Il se déclarait prêt à parler à des gens suffisamment familiers avec la question, ce qui n’était apparemment pas notre cas. « J’ai détecté que vous n’étiez pas suffisamment familiarisés avec le sujet », nous a-t-il écrit. Nous ne sommes donc même pas autorisés à utiliser les quelques phrases dont nous avions pu prendre note.

Frank Mulder, Eva Schram and Adriana Homolova
Traduction de l’anglais : Olivier Petitjean

Photo : CC tokyoform

À propos de cet article

Cette enquête a été publiée initialement en néerlandais par les magazines De Groene Amsterdammer et Oneworld. Elle est publiée en exclusivité en français par Basta ! et, le même jour, en allemand par le Spiegel online. [L’article original a été légèrement modifié et abrégé pour la présente publication. Une traduction intégrale est disponible sur le site de l’Observatoire des multinationales.

Voir aussi, des mêmes auteurs, cet autre article traduit par l’Observatoire des multinationales : « Pétrole ougandais : Total cherche à échapper à l’impôt grâce à un traité de libre-échange ».

Notes
[1] Gus Van Harten, Sold Down the Yangtze : Canada’s Lopsided Investment Deal with China, Lorimer Books, 2015.

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