mardi 20 décembre 2016

Et si les Russes étaient plus intelligents ?



Dominique de Villepin "Non on a pas compris ! on fait exactement l'inverse [de ce que l'on devrait faire]", (Europe 1, décembre 2016)
A propos de son dernier livre : Mémoire de paix pour temps de guerre, Ed. Grasset 2016

Depuis quinze ans, le monde semble emporté dans une folle course à la guerre. Le Moyen Orient est pris dans une spirale suicidaire sans fin, le terrorisme international nous défie, de grands empires entrent en confrontation.
Le virus de la guerre est en nous, rendu plus agressif par les peurs, les humiliations et les colères. La crispation des nations occidentales sur leurs privilèges et sur une vision du monde dépassée ne peut qu’aggraver les maux.
Toute ma vie durant, j’ai voulu mettre le travail de la paix au cœur de mon action. En 2003, auprès de Jacques Chirac, j’ai mené le combat de la paix à l’ONU contre l’intervention américaine en Irak, conscient des dangers de la vision néoconservatrice du monde.
Quatrième de couverture
Commande sur Amazon : Mémoire de paix pour temps de guerre

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Et si les Russes étaient plus intelligents ? 
Par Bruno Guigue, le 18 décembre 2016  - Arrêt sur Info

Barack Obama et Vladimir Poutine le 20 novembre 2016
en marge du sommet de l’Apec à Lima. (Brendan Smialowski / AFP)

Barack Obama vient de déclarer que la Russie est « un petit pays qui ne produit rien, qui exporte du pétrole, du gaz et des armes … un pays qui n’innove pas ». La Russie ne prétend pas à l’hégémonie sur le plan économique, en effet. Elle connaît parfaitement ses limites. Mais elle ne vole pas le pétrole et le gaz des autres pays en y fomentant la guerre civile, comme les Occidentaux l’ont fait en Libye. Elle ne sème pas le chaos à l’étranger sous le prétexte hypocrite des droits de l’homme. Elle n’envahit ou ne déstabilise aucun Etat souverain, elle ne finance aucune organisation chargée d’y semer le trouble. Elle intervient en Syrie à la demande du gouvernement légal, et elle affronte les terroristes au lieu de leur livrer des armes tout en prétendant les combattre.

Les Russes ne sont pas les plus forts sur le plan militaire. Ils ne détiennent pas le dixième de la capacité de projection extérieure des forces dont disposent les USA. En pleine modernisation depuis une décennie, leur appareil militaire sert à protéger l’immense territoire de la Fédération. Leur stratégie est défensive, non offensive. Ils ont deux bases militaires à l’étranger, tandis que les USA en ont 725. Les Russes ne se laissent pas marcher sur les pieds, mais ils ont le sens de la mesure. C’est l’OTAN qui a relancé la course aux armements en déployant un bouclier antimissile, et non la Russie. On l’accuse de menacer la paix, mais son budget militaire (48 milliards) est inférieur à celui du Royaume-Uni (53 milliards) et il représente 8% de celui des USA (622 milliards).

Mais si les Russes ont des moyens modestes, ils savent les utiliser. Inutile d’employer des forces colossales pour parvenir à ses fins, il suffit de le faire à bon escient. En un mois, sans un coup de feu, la Crimée est revenue au giron de la Mère-Patrie. Les Occidentaux vont devoir s’y faire. C’est définitif. Les Russes ont aussi gagné la partie sur le théâtre syrien. En un an, l’intervention russe a enrayé l’offensive des mercenaires sponsorisés par les puissances occidentales et les pétromonarchies corrompues. Au terme d’une féroce bataille de 30 jours, la libération d’Alep, deuxième ville de Syrie, ouvre la voie à la restauration intégrale de la souveraineté syrienne.

Avec 5 000 hommes et 70 avions, Moscou a fait basculer le rapport de forces. Il a déjoué les plans du « changement de régime » conçu par Washington et déclenché en 2011 à la faveur des « printemps arabes ». Avec la déroute des bandes armées d’obédience wahhabite, les apprenti-sorciers occidentaux viennent de recevoir une dérouillée. Elle explique sans doute l’amertume d’un président américain en train de faire ses valises pour laisser la place à un successeur qui veut reprendre le dialogue avec Moscou. Quelle claque ! A croire qu’il ne suffit pas d’aligner les porte-avions sur les océans pour peser sur le cours des choses. Les Occidentaux n’ont rien compris, ou rien voulu comprendre à ce qui se passait en Syrie. Ces prédateurs arrogants ont perdu la partie.

Ce « petit pays qui ne produit rien » aura administré une leçon d’humilité à des yankees qui se prennent pour des génies de la géopolitique. Adossé à une Chine qui est la puissance montante, il aura donné ses chances à l’instauration d’un monde multipolaire. Les Américains croyaient mener le bal, et ils sont condamnés à faire tapisserie. Il va falloir l’admettre. Si les Russes dament le pion aux Occidentaux, ce n’est pas parce qu’ils sont plus forts. C’est surtout parce qu’ils sont plus intelligents. Ils comprennent le monde qui les entoure avec davantage de finesse. Ils captent mieux les inflexions du réel. Ils ont cette acuité du regard qui repère le point de bascule, l’endroit et le moment où il faut agir pour influer sur les événements. La supériorité russe n’est pas quantitative, elle est qualitative. Il en coûte de sous-estimer le pays de Tolstoï et Dostoïevski. Une culture millénaire lui a appris la patience. Une histoire tragique lui a donné le sens des réalités.

C’est ce qui manque le plus aux Américains. Barack Obama peut-il seulement comprendre ce qui se passe ? Les USA, ce sont les moyens de la civilisation pris pour la civilisation. Leur expérience historique montre qu’un PIB colossal ne se monnaye pas toujours en perspicacité. Aucune loi physique ne fait transfuser la puissance matérielle, comme par enchantement, en intelligence stratégique. Les yankees se croient supérieurs, et ce sentiment de supériorité les aveugle. Ils s’imaginent que l’attrait de leur modèle culturel vaut approbation universelle. Ils pensent que leur croyance en eux-mêmes est partagée par les autres. Quelle illusion ! Le « moment unipolaire » inauguré par la chute de l’URSS n’est pas la « fin de l’histoire », mais une parenthèse aujourd’hui refermée. Un petit pays qui ne produit rien s’est chargé de cette fermeture à double tour.

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Donald Trump, un conservateur paradoxal à la Maison Blanche
Par Bruno Guigue, le 20 décembre 2016  - Arrêt sur info


Le collège électoral issu du scrutin du 8 novembre vient de porter Donald Trump à la Maison-Blanche par 306 voix contre 227. Une campagne avait été lancée pour convaincre les grands électeurs de l’abandonner, mais ce fut peine perdue : il a perdu moins de voix qu’Hillary Clinton (4 contre 5). Désormais acquise, cette élection du 45ème président des Etats-Unis restera dans les annales de l’histoire américaine. Voilà un candidat réputé conservateur, voire réactionnaire, qui a fulminé avec une rare violence contre les vautours de la finance, qui a incriminé le poids excessif des lobbies, qui a dénoncé les méfaits du libre-échange, qui a fustigé une politique étrangère interventionniste et erratique, et c’est ce candidat qui l’a emporté.

Par un retournement de situation sur lequel la gauche européenne devrait sérieusement méditer, ce milliardaire sans complexe qui a fait fortune dans la jungle immobilière new-yorkaise s’est transformé en porte-parole des sans-voix, des déclassés, des ruraux, de la « middle class » frappée par la crise, du monde ouvrier laminé par la mondialisation, de tous ceux que révulsait la manie néo-conservatrice de régenter les affaires du monde au lieu de redresser l’économie du pays.

Le magnat des gratte-ciels, le « businessman » impitoyable en affaires, le provocateur allergique à la « political correctness » a envoyé dans les cordes, contre toute attente, une adversaire pleine de morgue qui se croyait déjà installée sur le fauteuil présidentiel. Donnée gagnante par une presse qui lui était acquise, Hillary Clinton a subi la défaite parce qu’elle était la candidate de l’establishment politique et financier que les classes moyennes et populaires rendaient responsables de leur appauvrissement depuis la crise.

Elle a perdu parce qu’elle a suscité la méfiance des électeurs de gauche frustrés par l’élimination frauduleuse de Bernie Sanders lors de primaires truquées. Les Etats de la « Rust Belt », le Michigan, l’Indiana, l’Iowa, mais aussi la Pennsylvanie, ont voté pour Trump ou se sont abstenus faute d’avoir pu voter pour Sanders. Enfin, et ce n’est pas anodin, le crédit personnel de Mme Clinton fut miné par une avalanche de révélations dessinant le portrait d’une politicienne assoiffée de pouvoir, hypocrite, cupide, et compromise jusqu’à l’os avec des bailleurs de fonds douteux.

Elle bénéficiait du soutien quasi-unanime des lobbies, des médias et des stars du « show-bizz ». Elle a dépensé des sommes astronomiques, largement supérieures au budget de son adversaire. Les conditions objectives étaient réunies pour lui assurer la victoire, et pourtant elle a perdu. Elle a cru qu’il suffisait de caresser dans le sens du poil les minorités et d’agiter le spectre du racisme et du sexisme pour battre son adversaire. Mais l’accusation de racisme sonnait étrangement dans la bouche d’une ex-secrétaire d’Etat qui a gloussé de plaisir devant le cadavre mutilé d’un chef d’Etat arabe. De même, son équipe n’a pas compris que le problème de l’immigration illégale n’existait pas seulement dans l’imagination des électeurs républicains. L’administration Obama ayant expulsé des centaines de milliers de clandestins, Hillary Clinton et ses amis étaient pourtant bien placés pour le savoir.

On pourrait faire la même remarque à propos de l’accusation de sexisme. En recevant dix millions de dollars d’une monarchie obscurantiste où l’on décapite au sabre les femmes adultères, Hillary Clinton n’était pas vraiment qualifiée pour traiter son adversaire d’affreux machiste. Elle donnait des leçons de respectabilité internationale à Donald Trump, mais son expérience du pouvoir, au Département d’Etat, a surtout laissé derrière elle une traînée de sang libyen et syrien. Donald Trump a beaucoup de défauts, mais il n’a encore tué personne.

Les adversaires du candidat républicain n’ont pas voulu voir ce qui se passait. Ils ont cru tirer profit des déclarations outrancières et démagogiques de Donald Trump sur les immigrés mexicains ou les musulmans étrangers. Mais c’est la charge contre le libre-échange, en réalité, qui fut le leitmotiv de sa campagne. Il a critiqué sans relâche l’OMC et dénoncé une globalisation responsable de la destruction des emplois. Opposé à la libéralisation effrénée du commerce mondial, il s’est prononcé pour l’instauration de barrières tarifaires. Dans une classe ouvrière ruinée par la concurrence chinoise, cet éloge du protectionnisme passait beaucoup mieux que les odes de Mme Clinton aux droits des LGBT.

Ce porte-parole d’un capitalisme arrimé au sol américain promet de rénover des infrastructures publiques délabrées (routes, ports, aéroports). Il veut conforter l’indépendance énergétique des USA au détriment de l’environnement, ce qui est un choix évidemment contestable. Il s’allie à des ultra-conservateurs adeptes du créationnisme dont le principal représentant, Ben Carson, est son futur secrétaire au Logement. Conservateur paradoxal aux accents à la fois rooseveltiens et reaganiens, il a obtenu le soutien d’une fraction de l’oligarchie capitaliste qui entend bien tirer profit de ce « New Deal » républicain.

Donald Trump est de droite, mais Hillary Clinton est-elle de gauche ? Il faudrait le demander à Goldman Sachs qui a financé sa campagne et aux 30 000 Libyens victimes de sa politique. Pour gagner la compétition économique mondiale, Clinton voulait pousser les feux de la mondialisation libérale à l’abri d’une hégémonie politico-militaire incontestée. Trump veut assigner des limites à la mondialisation et protéger l’économie nationale des turbulences planétaires. Il entend promouvoir un capitalisme national qui s’appuie sur la réindustrialisation du pays, tandis que son adversaire misait sur les traités de libre-échange.

En politique étrangère, Hillary Clinton voulait prolonger à tout prix le « chaos constructif ». Le nouveau président pense que cette politique est contraire aux intérêts des USA. Au lendemain de son élection, Donald Trump a appelé Vladimir Poutine. Il a déclaré qu’en Syrie la politique de son administration serait de combattre Daech, et non la Russie. Pour le futur président, la politique étrangère d’Obama est un fiasco dont il faut tirer les leçons. Il a déclaré que les USA n’interviendraient plus pour changer le régime politique chez les autres. En même temps, son adhésion aux thèses israéliennes sur Jérusalem en fait un défenseur intransigeant de la politique sioniste. Il envisage de mettre en question l’accord, péniblement négocié par son prédécesseur, sur le nucléaire iranien. Il bombe le torse vis-à-vis de la République populaire de Chine, en surestimant sans doute la capacité des USA à influer sur la politique chinoise.

Désormais connue, la composition de la nouvelle administration, à son tour, envoie un message en demi-teinte. Les divergences entre les uns et les autres donneront lieu à des arbitrages délicats. Le conseiller à la sécurité nationale est Michael Flynn, général à la retraite. Cet ancien chef du renseignement militaire fut limogé par Barack Obama en 2014 pour avoir critiqué la politique du président en Syrie, qu’il jugeait trop favorable aux djihadistes. Le secrétaire d’Etat est Rex Tillerson, l’un des dirigeants du groupe pétrolier ExxonMobil. Il s’opposa aux sanctions contre Moscou, en 2014, à la suite des événements de Crimée. Au secrétariat à la Défense, Donald Trump a nommé le général à la retraite James Mattis, ancien commandant des forces US au Moyen-Orient et partisan notoire de la fermeté américaine à l’égard de l’Iran.

Bref, sans lire l’avenir dans le marc de café, on peut penser que Washington prendra ses distances avec le néoconservatisme belliciste hérité des présidences précédentes et qu’il va faire son deuil de la mission à vocation planétaire que sa bonne conscience indécrottable l’avait conduit à s’attribuer de façon unilatérale. Mais il est possible qu’il s’engage, en revanche, dans une partie de bras de fer avec les puissances montantes dont la progression fulgurante constitue une véritable menace pour son hégémonie planétaire. Produisant de moins en moins aux USA, la puissance économique américaine se vide peu à peu de sa substance. Elle a cru trouver dans les exubérances d’une finance mondialisée un substitut à la désindustrialisation, mais elle a déchanté. L’avenir dira si Donald Trump est capable de relever ces défis économiques et s’il infléchit une politique étrangère qui a démontré, jusqu’à présent, son exceptionnelle capacité de nuisance.

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