lundi 21 août 2017

Abolir la guerre



Howard Zinn, Abolir la guerre (Los Angeles, 2006)



Howard Zinn, Un mouvement pour la paix, 3 guerres saintes (2009)


5 ans après : Longue vie à Howard Zinn!
Le 10 décembre 2014 - Le Partage


Howard Zinn (né le 24 août 1922 et mort le 27 janvier 2010 à Santa Monica, Californie) est un historien et politologue américain, professeur au département de science politique de l’université de Boston durant 24 ans.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engage dans l’armée de l’air et est nommé lieutenant bombardier naviguant. Son expérience dans l’armée a été le déclencheur de son positionnement politique pacifiste qui élève au rang de devoir la désobéissance civile.
Il a été un acteur de premier plan du mouvement des droits civiques et du courant pacifiste aux États-Unis.
Source (et suite) du texte, bibliographie : wikipedia

Petit texte publié par le monde diplomatique, le jour de sa mort:
Militant politique puis universitaire militant, Howard Zinn n’a jamais redouté de s’engager au service des Américains, dont il a écrit l’histoire « par en bas », mémoire du peuple plutôt que mémoire des Etats. Radical, pacifiste, Zinn voyait « dans les plus infimes actes de protestation les racines invisibles du changement social ». Pour lui, les héros des Etats-Unis n’étaient ni les Pères fondateurs, ni les présidents, ni les juges à la Cour Suprême, ni les grands patrons, mais les paysans en révolte, les militants des droits civiques, les syndicalistes, tous ceux qui s’étaient battus, parfois victorieux, parfois non, pour l’égalité. Son Histoire populaire des Etats-Unis, publiée en 1980, a été lue par des millions d’Américains et traduite presque partout dans le monde, y compris tardivement en France (éditions Agone). Elle constitue une lecture irremplaçable.

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Un mot de son ami Noam Chomsky à son sujet:
Howard Zinn a milité de façon réellement ininterrompue jusqu’à la toute fin de sa vie, même pendant les dernières années, marquées par l’infirmité et le deuil — ce qu’on aurait difficilement deviné en le rencontrant ou en le voyant discourir infatigablement, face à un public captivé, d’un bout à l’autre du pays. À chaque combat pour la paix et la justice, il était là, en première ligne, avec son enthousiasme indéfectible; son intégrité, sa sincérité, son éloquence et son intelligence édifiantes; sa légère touche d’humour face à l’adversité; son engagement pour la non-violence; et son absolue décence. On peut difficilement imaginer le nombre de jeunes gens dont les vies ont été marquées, en profondeur, par ce qu’il a accompli dans son œuvre et sa vie.

Nous vous proposons ici quelques extraits tirés du livre “Se Révolter si Nécessaire”, éd. Agone, 2014 :
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Extrait 1:
Les problèmes des états-unis ne sont pas périphériques et n’ont pas été résolus par notre génie de la réforme. Ils ne n’expliquent pas par un excès, mais par la normalité. Notre problème de racisme, ce n’est pas le Ku Klux Klan ou le Sud, mais ce principe fondamental du libéralisme qui fait du paternalisme sa panacée. Notre problème économique, ce n’est pas la récession mais le cours normal de l’économie, dominée par les grands groupes et le profit. Notre problème avec la justice, ce n’est pas un juge corrompu ou un jury acheté, mais le fonctionnement ordinaire, quotidien, de la police, des lois, des tribunaux, qui font primer la propriété sur les droits de l’homme. Notre problème de politique étrangère ne tient pas à une entreprise particulièrement insensée comme la guerre hispano-américaine ou la guerre du Vietnam, mais à la permanence historique d’un ensemble de présupposés quant à notre rôle dans le monde, notamment l’impérialisme missionnaire et la croyance en la capacité des états-unis à résoudre des problèmes sociaux complexes.


En admettant tout ceci, alors l’activité normale de l’universitaire, de l’intellectuel, du chercheur, contribue à maintenir ces normes corrompus aux états-unis; de même qu’en se contentant de faire son petit travail, l’intellectuel a entretenu le fonctionnement normal de la société allemande, russe ou sud-africaine. Par conséquent, on peut attendre de notre part la même chose que ce que nous avons toujours attendu des intellectuels dans ces situations terribles: une rébellion contre la norme.
[…] Dans cette société, toute profession intellectuelle est politique. L’alternative ne se situe pas dans le fait d’être politisé ou non; elle réside entre le fait de suivre la politique de l’ordre établi, c’est-à-dire d’exercer sa profession selon les priorités et les orientations fixées par les puissances dominantes de la société, ou bien de promouvoir ces valeurs humaines de paix, d’équité, de justice, que n’applique pas la société actuelle.

Extrait 2:
Le professionnalisme est une forme puissante de contrôle social. Par professionnalisme j’entends le fait d’être presque totalement immergé dans son métier, le fait d’être tellement absorbé par l’usage quotidien de ces compétences que l’on a plus vraiment le temps, l’énergie ou le désir de réfléchir à la fonction que remplissent ces compétences dans le système social plus vaste. Je dis bien presque totalement immergé, car si l’immersion était totale, cela nous rendrait méfiants. C’est cet entre-deux qui nous permet de la supporter, ou du moins, il nous embrouille suffisamment pour que nous ne fassions rien, […].
Par contrôle social, j’entends le maintien des choses telles qu’elles sont, la préservation des arrangements traditionnels, le fait d’empêcher toute redistribution significative de la richesse et du pouvoir dans la société.
[…] Cette séparation étanche qui veut qu’on passe son temps à bûcher tout en ne s’occupant de politique qu’à ses moments perdus repose sur l’idée qu’exercer une profession ne serait pas intrinsèquement politique. Il s’agirait d’une activité neutre.

Extrait 3:
À partir de ma modeste expérience, je me considère en mesure d’énoncer les points suivants – et vous laisserai poursuivre le débat à partir de là:
Dans notre société, l’existence, la conservation et la disponibilité d’archives, de documents et de témoignages sont largement déterminées par la distribution de la richesse et du pouvoir. En d’autres termes, les plus puissants et les plus riches sont les mieux placés pour trouver et conserver des documents, et décider ce qui sera ou non accessible au Oxford History public. Aussi l’état, les grands groupes et l’armée sont-ils en position dominante.
L’une des façons pour l’état fédéral de contrôler l’information et de restreindre la démocratie consiste à dissimuler au public des documents importants, à tenir secrète leur existence même ou à les censurer (cf. les batailles menées pour obtenir des informations sur le golfe de Tonkin, la baie des cochons, le bombardement du Laos, les activités de la CIA au Guatemala). Et si le but avoué d’un tel niveau de confidentialité est toujours la sécurité de la nation, le but véritable est presque toujours la sécurité politique des dirigeants de la nation.

Extrait 4:
Que ce soit en tant qu’enseignant ou écrivain, je n’ai jamais été obsédé par “l’objectivité”, qui ne m’a paru ni possible ni désirable. J’ai compris assez tôt que ce qu’on nous présente comme “l’histoire” ou “l’actualité” a nécessairement été sélectionné parmi une quantité infinie d’informations, et que cette sélection reflète les priorités de celui qui l’a réalisée.
[…] Chaque fait présenté dissimule un jugement, celui qu’il était important de mettre ce fait-là en avant – ce qui implique, par opposition, qu’on peut en laisser d’autres de côté. Et tout jugement de ce genre reflète les croyances, les valeurs de l’historien ou de l’historienne, quelles que soient ses prétentions à “l’objectivité”.
Ce fut pour moi un grand soulagement d’arriver à la conclusion qu’il est impossible d’exclure ses jugements du récit historique, car j’avais déjà décidé de ne jamais le faire. J’avais grandi dans la pauvreté, vécu une guerre, observé l’ignominie de la race humaine: je n’allais pas faire semblant d’être neutre. […] En d’autres termes, le monde avance déjà dans certaines directions — dont beaucoup sont atroces. Des enfants souffrent de la faim. On livre des guerres meurtrières. Rester neutre dans une telle situation c’est collaborer. Le mot “collaborateur” a eu une signification funeste pendant l’ère nazie, il devrait conserver ce sens. C’est pourquoi je doute que vous trouviez dans les pages qui suivent le moindre signe de “neutralité”.

Extrait 5:
Il est dit explicitement que célébrer Christophe Colomb, ce n’est pas seulement célébrer ses exploits maritimes, mais aussi le “progrès”, car son débarquement aux Bahamas marque le début de ces cinq siècles de “civilisation occidentale” dont on a dit tant de bien. Mais ces concepts doivent être réexaminés. Quand on demanda à Gandhi ce qu’il pensait de la civilisation occidentale, il se contenta de répondre: “l’idée est bonne”.
Il ne s’agit pas de nier les avantages du “progrès” et de la “civilisation” – en matière de technologie, connaissances, sciences, santé, éducation, qualité de vie. Mais une question doit être posée: le progrès, oui, mais à quel prix humain?
Le “progrès” doit-il simplement être mesuré par les statistiques de développement industriel et technologique, indépendamment de ses conséquences pour les humains? Accepterions-nous que des russes justifient l’ère stalinienne, y comprit son immense tribut en souffrances humaines, au motif que Staline a fait de la Russie une grande puissance industrielle?
Je me souviens de mes cours d’histoire américaine au lycée: l’après-guerre de Sécession, c’est-à-dire en gros les années la séparant de la première Guerre Mondiale, était présentée comme l’”âge de la dorure”, l’ère de la grande révolution industrielle, le moment où les états-unis étaient devenus un géant de l’économie. Je me souviens quel enthousiasme éveillait en nous le récit du développement spectaculaire des industries métallurgique et pétrolière, la constitution des grandes fortunes et le quadrillage du pays par les voies ferrées.
Personne ne nous a parlé du coût humain de ce grand progrès industriel: du fait que la gigantesque production de coton reposait sur le travail d’esclaves noirs; que l’industrie textile s’est développée grâce au travail de fillettes qui entraient à l’usine à 12 ans et mourraient à 25; que les voies ferrées furent construites par des immigrés irlandais et chinois que l’on tua littéralement au travail, dans la chaleur de l’été et le froid de l’hiver; que les travailleurs, immigrés et natifs, durent se mettre en grève, se faire tabasser par la police et enfermer par la garde nationale avant d’obtenir la journée de huit heures; que les enfants de la classe ouvrière, dans des quartiers misérables, devaient boire de l’eau polluée et mourraient en bas-âge de malnutrition et de maladies. Tout ceci au nom du “progrès”.
Et certes, l’industrialisation, la science, la technologie, la médecine ont apporté de grands bienfaits. Mais jusqu’ici, en cinq siècles de civilisation occidentale, de domination occidentale sur le reste du monde, la plupart de ces bienfaits n’ont profité qu’à une infime partie de l’espèce humaine. des milliards d’individus dans le Tiers Monde sont toujours confrontés à la famine, à la pénurie de logements, aux maladies, à la mortalité infantile.
L’expédition de Christophe Colomb a-t-elle marqué le passage de la sauvagerie à la civilisation? Qu’en est-il des civilisations indiennes qui s’étaient constituées sur des milliers d’années avant l’arrivée de Christophe Colomb? Las Casas et d’autres s’émerveillèrent de l’esprit de partage et de générosité qui caractérisait les sociétés indiennes, les constructions communales dans lesquelles ils vivaient, leur sensibilité esthétique, l’égalitarisme entre hommes et femmes.
En Amérique du Nord, les colons britanniques furent stupéfaits de la démocratie qui avait cours chez les Iroquois – qui occupaient l’essentiel des états de New York et de Pennsylvanie. Gary Nash, historien américain, décrit la culture de ces indiens: “Ni lois, ni décrets, shérifs ou policiers, juges ou jurés – avant l’arrivée des européens, dans les régions boisées du Nord-Est, on ne retrouvait aucun des instruments de l’autorité propres aux sociétés européennes. Pourtant, les limites du comportement acceptable étaient fermement établies. Tout en mettant fièrement en avant l’autonomie individuelle, les Iroquois maintenaient un ordre moral stricte…”
En s’étendant vers l’Ouest, la jeune nation américaine vola les terres des Indiens, les massacra quand ils opposèrent résistance, détruisit leur moyen de se loger et de se nourrir, les repoussa dans des portions de plus en plus exiguës du territoire et s’employa à une destruction systématique de la société indienne. Dans les années 1830 – l’une des centaines d’offensives lancées contre les indiens d’Amérique du Nord – Lewis Cass, gouverneur du territoire du Michigan , qualifie de “progrès de la civilisation” le fait de leur avoir soustrait des millions d’hectares. “Un peuple barbare, dit-il, ne peut cohabiter avec une communauté civilisée”.
On peut mesure l’étendue de la “barbarie” de ces Indiens à la législation préparée par le Congrès dans les années 1880: diviser en parcelles privées les terres communales sur lesquelles ils continuaient à vivre, opération que d’aucuns qualifieraient aujourd’hui avec admiration de “privatisation”. Le sénateur Henry Dawes, à l’origine de la loi, visita la nation Cherokee qu’il décrivit ainsi: “[…] Il n’y avait pas une famille dans toute cette nation qui n’eut une maison à soi. Il n’y avait pas un miséreux, et la nation n’a pas un dollar de dette, […] car elle bâtit elle-même ses propres écoles et hôpitaux. Pourtant, le défaut du système est manifeste. Ils sont allés aussi loin qu’ils le pouvaient étant donné qu’ils possèdent leur terre en commun […] mais il n’existe aucune initiative pour rendre une maison plus belle que celle du voisin. L’égoïsme, qui est au fondement de la civilisation, n’existe pas.”
Ce fondement de la civilisation, qui n’est pas sans rappeler ce qui animait Christophe Colomb, est également à rapprocher d’une autre valeur très prisée aujourd’hui, “la motivation du profit” –dirigeants politiques et médias n’expliquent-ils pas que l’Occident rendra un grand service à l’union soviétique et à l’Europe de l’Est en s’introduisant chez eux?
On concède qu’il existe peut-être des situations dans lesquelles la motivation du profit peut contribuer au développement économique, mais dans l’histoire du “libre marché” occidental, elle a eu des conséquences catastrophiques, alimentant, pendant ces siècles de “civilisation occidentale”, un impérialisme effréné.
[…] La quête effrénée du profit a conduit à d’immenses souffrances humaines; elle a causé l’exploitation, l’esclavage, la violence sur les travailleurs, les conditions de travail dangereuses, le travail des enfants, la destruction des terres et des forêts, l’empoisonnement de l’air que nous respirons, de l’eau que nous buvons, de la nourriture que nous mangeons.
Dans son autobiographie, rédigée en 1933, le chef indien Standing Bear écrivait: “Il est vrai que l’homme blanc a apporté de grands changements. Mais les divers fruits de sa civilisation, aussi colorés et attirants soient-ils, sont porteurs de maladie et de mort. Si mutiler, piller et entraver font partie de la civilisation, alors qu’est-ce que le progrès? Je gage que l’homme qui s’asseyait par terre dans son tipi pour méditer sur le sens de la vie, qui reconnaissait le lien de parenté unissant toute les créatures et son unité avec l’univers des choses, infusait dans son être la véritable essence de la civilisation”.

Quelques extraits de son livre “Désobéissance civile et démocratie : Sur la justice et la guerre“, éd. Agone, 2010
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Extrait 1:
Combien de gens exercent-ils le travail de leur choix ? Certains scientifiques, artistes, quelques travailleurs très qualifiés ou certaines professions libérales ont peut-être cette satisfaction, mais la plupart des gens ne sont pas libres de choisir leur activité. C’est la nécessité économique qui les y oblige. C’est pourquoi on peut parler de “travail aliéné”. En outre, la plupart des travailleurs produisent des biens et des services destinés à devenir des marchandises qu’ils n’ont pas eux-mêmes choisi de produire et qui appartiennent à un autre : le capitaliste qui les emploie. Les travailleurs sont donc, en outre, parfaitement étrangers au produit de leur labeur. Le travail s’effectue dans des conditions industrielles modernes qui privilégient la concurrence plutôt que la collaboration et l’isolement plutôt que l’association. Les travailleurs sont donc également étrangers les uns aux autres. Concentrés dans les villes et les usines, ils sont pour finir étrangers à la nature.

Extrait 2:
Aucun changement fonctionnel ou structurel ne peut garantir une société parfaitement démocratique. Nous acceptons mal ce fait parce que nous avons été élevés dans une culture technologique où l’on pense généralement que, si on pouvait seulement trouver le bon instrument, tout irait enfin pour le mieux et qu’il serait alors possible de se relâcher un peu. Mais on ne peut jamais se relâcher. L’expérience des Noirs américains, comme celle des Indiens, des femmes, des Hispaniques et des pauvres, nous apprend cela. Nulle constitution, nulle déclaration des droits, nul système électoral, nulle loi ne peuvent garantir la paix, la justice et l’égalité. Tout cela exige un combat permanent, des débats incessants impliquant l’ensemble des citoyens et un nombre infini d’organisations et de mouvements qui imposent leur pression sur tous les systèmes établis.

Extrait 3:
Être optimiste en cette époque troublée ne relève pas uniquement d’un romantisme inconsidéré. Cela vient de ce que l’histoire des hommes n’est pas seulement celle de la cruauté mais aussi celle de la compassion, du sacrifice, du courage et de la gentillesse.
Ce que l’on décide de mettre en valeur dans cette histoire complexe déterminera nos vies. Si nous ne voyons que le pire, cela détruit notre capacité à agir. Si l’on se rappelle de ces époques et de ces lieux – et il y en a tant ! – où des gens se sont magnifiquement comportés, cela nous donne l’énergie d’agir, et au moins la possibilité de changer le sens de rotation de la toupie planétaire. Et si nous nous décidons à agir, même de la plus simple façon, nous n’aurons pas à attendre ce grand futur utopique. Le futur est une infinie succession de présents, et vivre aujourd’hui comme nous pensons que l’être humain doive vivre, faisant fi de tout le mal qui nous environne, est en soi une victoire merveilleuse.


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Howard Zinn sur l’Anarchisme – Interview (2008) 
Le 20 décembre 2014 - Howard Zinn / Le Partage (trad.)

Une traduction d’une interview du célèbre historien militant Howard Zinn, par Ziga Vodovnik, professeur de sciences politique à Ljubljana, datant de 2008:


 

Ziga Vodovnik: Depuis les années 1980 jusqu’à maintenant, nous assistons à un processus de mondialisation de l’économie de plus en plus marqué jour après jour. Au sein de la gauche,nombreux sont ceux pris dans un “dilemme” – soit travailler à renforcer la souveraineté des états-nations comme barrière défensive contre le contrôle par le capital étranger et international ; ou mettre en place une alternative non nationale à la forme actuelle de mondialisation mais qui serait aussi mondiale. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

Howard Zinn: Je suis un anarchiste, et selon les principes anarchistes, les états-nations sont des obstacles à une vraie mondialisation humaniste. D’une certaine manière, le mouvement de mondialisation, avec le capitalisme qui essaie de faire abstraction des frontières des états-nations, crée une sorte d’opportunité pour un mouvement, pour ignorer les barrières nationales et pour unifier les peuples globalement, au-delà des frontières nationales, en opposition à la mondialisation du capital, pour créer une mondialisation des peuples, opposée à la notion traditionnelle de mondialisation. En d’autres termes, utiliser la mondialisation – il n’y a rien de mauvais dans l’idée de mondialisation – d’une façon qui contourne les frontières nationales et qui n’implique pas, bien sûr, le contrôle par les grandes sociétés des décisions économiques concernant les peuples à travers le monde.

ZV: Pierre-Joseph Proudhon a écrit que: “La liberté est la mère, pas la fille de l’ordre.” Comment voyez-vous la vie après ou au-delà des états-nations ?

HZ: Au-delà des états-nations? (rires) Je pense que ce qui existe au delà des états-nations est un monde sans frontières nationales, mais avec des gens organisés. Mais pas organisés en tant que nations, mais en groupes, en collectifs, sans frontières nationales ou d’aucune sorte. Sans aucune sorte de frontières, passeports, visas. Rien de tout cela! Des collectifs de différentes tailles, selon la fonction du collectif, ayant des contacts les uns avec les autres. Il ne peut pas exister de petits collectifs auto suffisants parce que ces collectifs ont différentes ressources qui leur sont accessibles. C’est un point que la théorie anarchiste n’a pas résolu et peut-être qu’elle ne pourra pas résoudre à l’avance, parce qu’elle devra être mise en pratique pour cela.

ZV: Pensez-vous que un changement puisse survenir à travers des partis politiques institutionnels ou seulement par des moyens alternatifs – désobéissance, constructions de structures parallèles, médias alternatifs, etc. ?

HZ: Si vous travaillez au sein des structures existantes, vous serez corrompus. En travaillant au sein d’un système politique qui empoisonne l’atmosphère, y compris les organisations progressistes, comme on peut le constater aujourd’hui aux USA, où les gens de “gauche” sont tous englués dans la campagne électorale et sombres dans des argumentaires féroces pour savoir si il faut soutenir le candidat de ce tierce parti ou cet autre .C’est un petit exemple qui suggère que, quand vous travaillez au sein de la politique électoraliste, vous commencez à corrompre vos idéaux.. Par conséquent, je pense qu’une façon de faire est de ne pas penser en termes de gouvernement représentatif , d’élections, de politique électoraliste, mais de penser en termes d’organisation de mouvements sociaux, d’organisation sur les lieux de travail, d’organisation dans les quartiers, au sein de collectifs, de manière à être assez forts pour prendre le pouvoir à un moment donné — d’abord devenir assez fort pour résister à ce que les autorités leur font subir, et ensuite, plus tard, devenir assez fort pour réellement prendre le contrôle des institutions.

ZV: L’anarchisme est à cet égard fondamentalement opposé à la démocratie représentative , car elle est encore une forme de tyrannie —la tyrannie de la majorité . Les anarchistes s’opposent à la notion de majorité, objectant que les opinions de la majorité ne coïncident pas toujours avec ce qui est moralement juste. Thoreau a écrit que nous avions l’obligation d’agir selon ce que nous dicte notre conscience, même si cela va à l’encontre de l’opinion de la majorité ou des lois de la société. Êtes-vous d’accord avec cela ?

HZ: Absolument. Rousseau a dit: “si je fais partie d’un groupe de 100 personnes, est-ce que 99 personnes ont le droit de me condamner à mort, juste parce qu’elles représentent la majorité?”. Non, les majorités peuvent avoir tort, elles peuvent ignorer les droits des minorités. Si les majorités décidaient, nous connaitrions encore l’esclavage. 80% de la population a réduit en esclavage 20% de la population. Selon la loi de la majorité, cela serait donc acceptable. C’est une notion totalement erronée de ce qu’est la démocratie. La démocratie doit prendre en compte plusieurs choses — les revendications minoritaires des gens, pas seulement les besoins de la majorité, mais aussi ceux de la minorité. Elle doit prendre en compte également le fait que la majorité, spécialement dans des sociétés où les médias manipulent l’opinion publique, peut avoir complètement tort et être malsaine. Alors oui, les gens doivent agir selon leur conscience et non en suivant le vote majoritaire..

ZV: Quand situez-vous les origines historiques de l’anarchisme aux États-Unis ?

HZ: L’un des problèmes concernant l’anarchisme est qu’il existe beaucoup de personnes dont les idées sont anarchistes mais qui ne se revendiquent pas nécessairement anarchistes. Le terme a été utilisé d’abord par Proudhon au milieu du XIXème siècle, mais il existait des idée anarchistes antérieures à Proudhon, en Europe et aussi aux États-Unis Par exemple, quelques idées de Thomas Paine, qui n’était pas un anarchiste, qui ne se serait pas qualifié d’anarchiste, mais qui se méfiait des gouvernements. Henry David Thoreau, également. Il ne connaissait pas le terme anarchisme, et il ne l’utilisait pas mais ses idées étaient très proches de l’anarchisme. Il était très hostile à toute forme de gouvernement. Si nous recherchons les origines de l’anarchisme aux États-Unis, alors Thoreau est probablement celui qui apparaît comme le premier anarchiste américain.. On ne trouve pas réellement d’anarchistes jusqu’après la Guerre de Sécession, lorsque des anarchistes européens, notamment allemands, arrivèrent aux États-Unis Ils ont ensuite commencé à s’organiser. La première fois que l’anarchisme a disposé d’une force organisée et a été publiquement connu aux États-Unis, c’est à Chicago au moment des évènements de Haymarket.

ZV: Où situez-vous l’inspiration principale de l’anarchisme contemporain aux États-Unis ? Considérez-vous le Transcendantalisme —Henry D. Thoreau, Ralph W. Emerson, Walt Whitman, Margaret Fuller, etc—comme une inspiration dans cette perspective?

HZ: Le Transcendantalisme est, je dirais, une forme primitive de l’anarchisme. Les Transcendantalistes ne se qualifiaient pas d’anarchistes mais leurs pensées et leur littérature contiennent des idées anarchistes. De différentes manières, Herman Melville est un exemple de ces idées anarchistes. Ils se méfiaient tous de l’autorité. On pourrait dire que le Transcendantalisme a joué un rôle en créant une atmosphère de suspicion envers l’autorité et le gouvernement.
Malheureusement, il n’existe aujourd’hui aucun mouvement anarchiste réellement organisé aux États-Unis Il existe de beaucoup de groupes et de collectifs qui se revendiquent anarchistes, mais ils sont petits. Je me souviens que, dans les années 1960, il y avait un collectif anarchiste ici à Boston, avec une quinzaine de personnes, mais il a disparu. Ensuite, les idées anarchistes ont pris plus d’importance en lien avec les mouvement des années 1960.

ZV: La plupart de l’énergie créative dans les milieux radicaux provient aujourd’hui de l’anarchisme , mais peu de personnes seulement, engagés dans le mouvement, s’en revendiquent. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce que les militants ont honte de s’identifier avec une tradition intellectuelle ou sont-ils plutôt logiques avec la croyance que toute émancipation demande l’émancipation par rapport à toutes les étiquettes ?

HZ: Le terme d’anarchisme est devenu associé avec deux phénomènes avec lesquels les vrais anarchistes ne veulent pas être associés. L’un est la violence, et l’autre le désordre ou le chaos. La conception populaire de l’anarchisme est d’un côté les attentats à la bombe et de l’autre, pas de lois, pas de règlements, pas de discipline, chacun fait ce qu’il veut, la confusion, etc. C’est pourquoi certains répugnent à utiliser le terme d’anarchisme. Mais en réalité, les idées de l’anarchisme font partie des modes de pensée des mouvements des années 1960.
Je pense que le meilleur exemple en est le Student Nonviolent Coordinating Committee—SNCC dans le mouvement pour les droits civiques. Le SNCC, sans rien connaître de l’anarchisme comme philosophie, en incarnait les caractéristiques. Il était décentralisé. D’autres organisations pour les droits civiques, comme la Southern Christian Leadership Conference, étaient centralisées avec un dirigeant —Martin Luther King. La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) était basée à New York, et avait aussi un genre d’organisation centralisée. Le SNCC, quant à lui, était totalement décentralisé. Il avait ce qu’ils appelaient des secrétaires de terrain [field secretaries], qui travaillaient dans des petites villes partout dans le Sud, avec une grande autonomie. Il avait un siège à Atlanta, en Géorgie, mais ce siège n’avait pas une forte autorité centrale. Les personnes qui travaillaient sur le terrain—en Alabama, en Géorgie, en Louisiane et dans le Mississippi—travaillaient principalement de façon autonome. Ils travaillaient avec les gens du cru, de la base. Et donc il n’y avait pas de dirigeants au SNCC, ainsi qu’une grande méfiance envers le gouvernement.
Ils ne pouvaient pas compter sur le gouvernement pour les aider, les soutenir, même si le gouvernement de l’époque, au début des années 1960, était considéré comme étant progressiste, libéral. John F. Kennedy particulièrement. Mais ils ont observé John F. Kennedy, ils ont vu comment il se comportait. John F. Kennedy ne soutenait pas le mouvement dans le Sud pour l’égalité des droits des afro-américains. Il nommait des juges favorables à la ségrégation dans le Sud, il laissait les ségrégationnistes faire ce qu’ils voulaient. Donc le SNCC était décentralisé, sans dirigeant , anti-gouvernement, mais il n’avait pas une vision de la société future comme les anarchistes. Il ne pensait pas à long terme, ne se demandait pas quelle société construire dans l’avenir. Il était seulement concentré sur le problème immédiat de la ségrégation raciale. Mais leur attitude, leur façon de travailler s’inscrivaient, peut-on dire, dans la lignée anarchiste.



ZV: Pensez-vous que l’utilisation péjorative du terme anarchisme est la conséquence directe du fait que l’idée que les gens pourraient être libres a effrayé et effraie ceux au pouvoir ?

HZ: Sans aucun doute! Il ne fait aucun doute que les idées anarchistes effraient ceux qui sont au pouvoir. Ils ne peuvent pas tolérer les idées libertaires. Ils peuvent tolérer les idées qui en appellent aux réformes mais ils ne peuvent tolérer l’idée qu’il n’y ait pas d’état, pas d’autorité centrale. Il est donc vital pour eux de ridiculiser l’idée d’anarchisme, de propager l’idée selon laquelle l’anarchisme est synonyme de violence et de chaos. Cela leur est utile, oui.

ZV: En sciences politiques, il est possible d’identifier analytiquement deux principales conceptions de l’ anarchisme —l’une dénommée anarchisme collectiviste limitée à l’Europe et un anarchisme individualiste limité aux USA. Êtes -vous d’accord avec cette distinction ?

HZ: Selon moi, il s’agit d’une séparation artificielle. Comme c’est si souvent le cas , les analystes se facilitent les choses, comme créer des catégories et classer les mouvements en catégories, mais je ne pense pas que l’on puisse procéder ainsi. Ici aux États-Unis, il y a bien sûr des gens qui croient à l’anarchisme individualiste, mais il y a eu aussi des anarchistes organisés à Chicago dans les années 1880 ou au SNCC. Je pense que dans les deux cas, en Europe et aux États-Unis, on peut trouver les deux conceptions, sauf que, en Europe peut-être, l’idée d’anarcho-syndicalisme est devenue plus forte qu’aux USA. Aux États-Unis vous avez l’Industrial Workers of the World (IWW) qui est une organisation anarcho-syndicaliste et qui n’est sûrement pas en phase avec le courant de l’anarchisme individualiste.

ZV: Quelle est votre opinion au sujet du “dilemme” sur les moyens—révolution contre évolution sociale et culturelle?

HZ: Je pense qu’il y a plusieurs questions ici. L’une d’entre elles est la question de la violence, et je pense que sur ce sujet, les anarchistes n’ont pas été d’accord. Ici, aux États-Unis, il y a divergence et cette différence, nous la retrouvons au sein d’une seule et même personne. Emma Goldman, qui, pourrait-on dire, a mis l’anarchisme au premier plan aux USA dans les année 1960, après sa mort, et qui est devenu subitement un personnage important. Mais Emma Goldman s’était prononcée en faveur de l’assassinat de Henry Clay Frick,puis a décidé ensuite que cela n’était pas la bonne manière de procéder. Son ami et camarade, Alexander Berkman, lui, n’a pas totalement abandonné l’idée de violence. D’un autre côté, vous avez des gens qui étaient anarchistes d’une certaine façon, comme Tolstoï et Gandhi, qui croyaient en la non-violence.
Il existe une caractéristique fondamentale de l’anarchisme sur la question des moyens et ce principe central est l’action directe—de ne pas entrer dans les moules que vous offrent la société, celui d’un gouvernement représentatif, des élections, de la législation, mais de prendre directement le pouvoir. Dans le cas de syndicats, d’anarcho-syndicalisme, cela signifie que les ouvriers se mettent en grève, et plus que cela, qu’ils mettent la main sur les usines dans lesquelles ils travaillent et les dirigent. Qu’est-ce que l’ action directe? Dans le Sud, lorsque les afro-américains se furent organisés contre la ségrégation raciale, ils n’ont pas attendus que le gouvernement leur donne le signal, ou ne se sont pas contentés d’intenter des procès, ou n’ont pas attendu que le Congrès vote des lois. Ils ont pratiqué l’action directe; ils se sont rendus dans des restaurants, où ils se sont assis et n’ont pas bougé. Ils sont montés dans des bus et ont mis en pratique la situation qu’ils voulaient voir exister.
Bien sûr, la grève est toujours une forme d’action directe. Dans le cadre d’une grève aussi, vous ne demandez pas au gouvernement de vous donner satisfaction en votant une loi, vous entreprenez une action directe contre l’employeur. L’idée d’action directe contre la situation que vous voulez changer est une sorte de dénominateur commun pour les idéaux et les mouvements anarchistes . Je pense que l’un des principes le plus important de l’anarchisme est qu’il est impossible de séparer la fin des moyens. Cela veut dire que si votre objectif est une société égalitaire, vous devez utiliser des moyens égalitaires, si c’est une société non-violente sans guerre, vous ne pouvez pas utiliser la guerre comme moyen. Je pense que l’anarchisme demande une cohérence entre la fin et les moyens. Je pense que c’est une caractéristique propre à l’anarchisme.

ZV: Un jour, quelqu’un a demandé à Noam Chomsky quelle était sa vision précise d’une société anarchiste et son plan pour y parvenir. Il a répondu que “nous ne pouvons pas prévoir les problèmes qui se poseront avant que de les avoir rencontrés”. Pensez-vous aussi que trop d’intellectuels gaspillent leur énergie dans des disputes théoriques au sujet des moyens et des fins nécessaires, sans même commencer à “expérimenter” une pratique?

HZ: Je pense que cela vaut la peine de présenter des idées, comme Michael Albert l’a fait avec son “Parecon”, par exemple, même si vous gardez une flexibilité. Nous ne pouvons pas créer un modèle pour une société future maintenant, mais je pense qu’il est souhaitable d’y penser. Je pense qu’il est bon d’avoir un objectif à l’esprit. C’est constructif, utile, c’est sain de penser à quoi cette société pourrait ressembler, parce que cela vous guide un peu dans ce que vous faites aujourd’hui, mais seulement si ces discussions au sujet de la société future ne deviennent pas des obstacles pour travailler à l’élaboration de celle-ci . Sinon, vous pouvez passer tout votre temps à débattre d’une possibilité utopique contre une autre possibilité utopique, et pendant ce temps, vous n’agissez pas dans le concret.

ZV: Dans votre “A People’s History of the United States” vous montrez que notre liberté, nos droits, notre qualité de vie, etc., ne nous ont jamais été donné par la minorité riche et influente mais qu’ils ont toujours été gagnés de haute lutte par les gens ordinaires—par la désobéissance civile. Quel serait, à cet égard, nos prochains pas vers un monde différent, meilleur?

HZ: Je pense que le premier pas est de nous organiser et de protester contre l’ordre existant—contre la guerre, contre l’exploitation économique et sexuelle, contre le racisme, etc. Mais nous organiser de façon à ce que nos fins correspondent aux moyens, de façon à créer le type de relations humaines qui existeraient dans la société future. Cela signifie s’organiser sans autorité centrale, sans leader charismatique,de façon à reproduire en miniature l’idéal de la future société égalitaire. Ainsi, même si vous n’obtenez pas quelque victoire demain ou l’année suivante, vous avez au moins créé un modèle pendant ce temps. Vous avez mis en pratique comment pourrait être la société future et vous avez créé une satisfaction immédiate, même si vous n’avez pas atteint votre but ultime.

ZV: Quelle est votre opinion sur les différentes tentatives pour prouver scientifiquement l’hypothèse ontologique de Bakounine selon laquelle les êtres humains ont un “instinct de liberté”, donc non seulement une volonté mais un besoin biologique ?

HZ: Je crois vraiment en cette idée mais je pense qu’elle ne pourra jamais être prouvée biologiquement. Il faudrait trouver un gêne de la liberté ? Non. Je pense qu’un autre chemin possible est de passer par l’histoire du comportement humain. Elle montre ce désir de liberté; chaque fois que des peuples ont vécu sous la tyrannie, ils se sont révoltés contre.


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